Nouveauté

L’amnésie et le recouvrement ayant depuis fait leur œuvre, il est aujourd’hui particulièrement difficile de représenter, pour le faire à nouveau sentir, à quel point le mouvement insurrectionnel de 2011, selon ce que devrait toujours être la définition d’un événement et la nouveauté qui lui est inhérente, a surgi de façon imprévisible pour ébranler les plus solides certitudes, secouer et revitaliser un corps ensommeillé et transi d’inquiétudes. Comment ce grand éclat, allègre et voluptueux, a d’abord déchiré la fatalité régnante pour la renvoyer à sa misère et à sa honte. Comment il a déterminé de ce fait la décennie qui a suivi et les temps que nous vivons encore, ce que sont devenus dans son sillage le monde et sa représentation. Au-delà de la surprise générale, ce qui apparaît même à l’observation la plus superficielle correspond à ce que l’on pourrait nommer un retour, du négatif, de l’histoire, du rôle central du négatif dans l’histoire. Une telle impression demande toutefois à être en partie contredite. Ce « retour » s’est manifesté dans la représentation dominante et principalement parce que cette dernière s’y est trouvée momentanément contrainte. Si les insurrections d’Irak et de Somalie avaient forcé les informateurs à se taire en 1991, celles de 2011 les ont forcés à parler. Car ce n’est pas tant d’un retour effectif de la dispute humaine nommée histoire qu’il s’agit, celle-ci n’ayant jamais cessé, mais de celui de sa visibilité. L’assaut de 2011 a été suffisamment puissant, et si concentré dans le temps, si conquérant dans l’espace, pour que chacun, jusque chez ses adversaires, soit momentanément obligé d’assister à la manifestation d’une idée continuellement refoulée parce qu’immédiatement scandaleuse et en apparence si paradoxale : ceux qui n’ont au quotidien aucun pouvoir sur l’emploi de leur vie sont les acteurs principaux de l’histoire, les seuls quand l’audace les saisit à pouvoir transformer effectivement le monde. Parmi ses multiples répercussions, ce que 2011 change d’abord, c’est le regard commun porté sur la révolte qui semblait jusqu’alors si bien obscurcie et si irrémédiablement reléguée à la périphérie des attentions. 2011 porte jusque dans sa terrible défaite, qui l’a d’abord voilée, cette terrible avancée pour le parti du négatif : ce monde est de nouveau à la merci des pauvres qu’il produit, et l’idée a depuis fait son chemin. Sous la surface anesthésiée de l’amnésie et du recouvrement, cette jeune taupe explosive a continué de creuser.

Résultat d’un déni général préalable, le choc honteux produit par une telle irruption, celle d’une grande bataille dans une guerre déjà en cours, celle d’une grande offensive surtout dans un conflit dominé par un belligérant qui s’était assuré le contrôle des transmissions, en dit déjà large sur les temps que nous vivions avant. Il fallait montrer que la guerre avait bien lieu en sortant de l’ombre les escarmouches nombreuses et les attaques les plus prometteuses, moquer les aveuglants contre-feux comme le ridicule de la neutralité affichée sous les bombes de l’insignifiance du quotidien, de la pauvreté marchande, de l’ajournement du sens et du contenu. Dans la retraite générale, quand on ne sait plus même dater le moment si lointain de la défaite et nommer ses raisons, sa décision, on se satisfait vraisemblablement de peu. La vision totale de la guerre avait disparu depuis trop longtemps des écrans radars, éclipsée par les dispositifs consécutifs aux défaites des plus grands assauts antérieurs sans plus même la conscience de ce lien de cause à effet.

Extrait de l’introduction au texte Hiver 2011, le commencement d’une époque disponible ici.

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