La bergerie se repeuple

 

A l’ère du twittérisme frénétique et du tiktokisme exalté, déplorer les phénomènes d’amnésie collective tiendrait à la fois d’un idéalisme anachronique et des efforts de Sisyphe. On se suffira, pour introduire ceux qui suivent et concernent le domaine des faits, d’un rappel théorique qui pourra paraître redondant eu égard à la pratique du monde depuis les insurrections de 2011 et les cycles de révolte engendrés dans leur sillage jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit de répéter de concert avec ce mouvement du négatif, et ses émissaires actuels du Sri Lanka, qu’il n’y a pas d’événement à moins d’un soulèvement du peuple. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de nouveauté historique en deçà de cette condition tautologique, et que pour cette raison tout ce qui prétend à cette appellation, se donnant ainsi l’apparence d’une telle importance, est une imposture produite par les ennemis du soulèvement du peuple. Dans le moment de la pseudo-actualité du pseudo-événement des élections présidentielles, spectacle s’il en est, chacun saura faire le tri de qui s’est acoquiné avec un tel mensonge.

Le commencement insurrectionnel de l’automne 2018 en France avait établi un niveau de radicalité à partir duquel la représentation politique était désormais considérée comme caduque. Sur cette question, la rupture actée par ce mouvement dit « gilets jaunes » de blocages et d’émeutes a consisté dans le rejet de l’ensemble de la classe politique par la dénonciation de l’identité de chacune de ses variantes idéologiques supposément antagoniques. Dans la discontinuité produite par l’événement, ce qui était déjà dans les têtes y a été partagé et mis en pratique avec la proclamation d’une autonomie d’action et de parole où la moindre tentative de récupération devait être dûment expurgée sous les insultes et sous les coups.

Dans la rencontre sur les ronds-points, ce saut qualitatif s’est traduit par une dissolution des apparentes identités politiques, encore partielle mais où ce qui primait en effet tenait à une base d’accord minimale de rejet du pouvoir séparé et aux pratiques collectives engagées, à l’inconnu et au possible sur lesquels elles ouvraient. C’est du moins l’expérience qu’ont pu faire ceux qui se sont prêtés à ce jeu-là et qui ont pu mesurer alors la facticité de ces supposées identités politiques, la plupart du temps seulement définies par le « choix » fait tous les cinq ans lors de l’élection des dirigeants de l’État parmi le panel de tous ses frais postulants. Une identité imposée, comme les autres, et en l’occurrence du point de vue de l’État, à la condition donc du maintien de la séparation.

On avait vu alors dans ce moment historique une ligne de front apparemment nouvelle traverser la plupart des milieux et des catégories sociales. Entre ceux donc qui s’y sont ainsi jetés à égalité avec tous les autres participants anonymes et ceux qui, au mieux, n’ont pour ainsi dire rien vu de ce qui s’y jouait. Parmi ceux-là, une bonne partie de la population se réclamant d’une identité degauche a trouvé de rédhibitoires défauts à la colère de ces beaufs hirsutes, cela en accord avec le personnel médiatique les recouvrant de toutes sortes d’anathèmes dès qu’ils sont passés à l’attaque, soit dès qu’ils ont démenti le misérabilisme dans lequel on pensait les contraindre toujours. Car c’est le plus grand scandale de ce moment, que des gueux de province accèdent ainsi au premier rôle sans qu’on puisse même leur désigner un chef avec qui négocier, le moindre encadrement pour les canaliser, pas même une revendication progressiste raisonnable qu’on pourrait satisfaire.

Une fois la phase offensive et sauvage passée, après le mois de décembre 2018, donc après la principale bataille, le militantisme degauche a trouvé sa place dans le paysage, scandalisé cette fois par les « violences policières » commises contre des manifestants qu’il fallait alors présenter comme vierges de toute velléité séditieuse. Les insurgés, inapprochables à moins de les rejoindre dans leur extrémité, étaient désormais des victimes à défendre d’un État dysfonctionnel. Ainsi d’autres chants, d’autres thèmes, d’autres slogans sont venus remplacer ou s’adjoindre aux borborygmes initiaux si négatifs, mentionnant par exemple « l’honneur des travailleurs » et un « monde meilleur », les polissant à grand renfort d’inquiétudes écologistes ou s’effarouchant du trop stigmatisant slogan qui faisait des flics « les putes à Macron ». Cet appui, dans un tel moment de reflux, à partir de l’héritage de la récupération de l’insurrection antérieure de mai 1968, voire de plus poussiéreuses encore, a donné une prolongation hybride pendant plusieurs mois et finalement jusqu’au retour des « mouvements sociaux » traditionnels, alors contre la réforme des retraites et la loi « sécurité globale ».

A l’origine de ce qu’on pourrait nommer une forme de colonisation, tant ont abondé les gestes pour civiliser le sauvage, mentionnons l’usage à partir de janvier 2019 de la forme d’organisation en assemblée comme porte d’entrée du personnel militanto-associatif dans le mouvement des gilets jaunes. Ces derniers n’avaient pas nommé ainsi leur expérience de démocratie directe sur les ronds-points et l’initiative a donc paru une invention bienvenue pour un tour libertaire officialisé à partir du vocable légitime. Processus qui mena in fine à une sorte de fédération dans des « assemblées des assemblées ». Quiconque a participé à ces ADA sait qu’il ne s’agissait quasiment jamais d’y débattre sur la base de la rupture automnale sans laquelle elles n’auraient pourtant pas existé, mais de charrier les recettes gauchistes d’un autre temps dans un réconfortant consensus « anticapitaliste » décliné suivant les chapelles en communalisme ou en grèvegénéralisme. Nombre d’assemblées, dont principalement celles de centre-ville, n’avaient aucune pratique propre, ni blocage, ni ronds-points, ni même organisation de manifestation ou ouverture de maisons du peuple, et n’existaient ainsi que comme soutien extérieur, et d’autres organisations participantes n’étaient ni des assemblées ni des gilets jaunes, mais des associations citoyennes, ces métastases étatiques préposées à leurs attributions respectives. Qui s’étonnera de voir le candidat présidentiel de toute cette engeance appeler depuis à des « assemblées populaires » en vue de préparer le futur scrutin législatif ? C’est la suite logique, quoique des plus grossières, de leur instrumentalisation de la forme assemblée, de sa dénaturation de critique pratique du pouvoir séparé telle qu’on l’avait vue à l’œuvre au moins depuis 2001 en Argentine, en moyen de son perfectionnement, en caution « populaire » de sa continuation.

Car le rejet apparemment si lucide des partis politiques et des syndicats porté par les gilets jaunes était en partie dupe de leur forme modernisée, de la myriade de leurs satellites et cache-nez associatifs, horizontaux et citoyens, puisqu’à ce moment-là tous ceux-là taisaient encore prudemment leur appartenance partisane. La critique unitaire de l’événement GJ s’est ensuite assez vite trouvée occultée puis noyée dans une foule de causes sectorisées et leurs revendications particulières, chacune partageant le registre défensif de la réclamation. Pris au piège d’une telle banalisation infamante, les gilets jaunes se voyaient dès lors associés, dans des appels à manifester, à des gilets rouges et des gilets verts que personne, parmi ceux dont les cerveaux étaient disponibles à la vérité, n’avait jamais vus nulle part. Lors du dernier sursaut conquérant, le 16 mars 2019 à Paris, les gilets de ceux qui se battaient contre la police pour renverser le système à quelques centaines de mètres de l’Élysée étaient jaunes, tandis que des cortèges antiraciste et écologiste de dizaines de milliers de passifistes marchaient dans le sens opposé pour rentrer sagement enfiler leurs pantoufles dans l’Est parisien. La liste de tous ces collectifs contre-manifestants est toujours consultable à cette date sur l’agenda militant Démosphère. Sans risquer de se tromper au vu de l’unanimité récente de tout ce milieu enfin sorti du bois, on peut supposer qu’ils auront tous ces derniers mois appelé à voter pour leur candidat au premier tour de la mascarade électorale de l’État. Les dernières disputes autour de la récupération des GJ sont désormais closes avec cette ultime vérification, la ligne de front s’éclaircissant entre la révolte populaire d’un côté et la reconstitution de la gauche et de « ses luttes » de l’autre.

On n’apprendra à personne que la gauche, en digne héritière d’un christianisme mal assumé, signifie l’encadrement étatique ou para-étatique des pauvres, l’encadrement des faibles, encadrement possible à la condition qu’ils restent pauvres et faibles, à celle donc de taire et d’occulter la puissance historique, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’ils sont les seuls à constituer. La gauche est le gardien bienveillant du troupeau. Sa décomposition continue au cours des décennies passées a laissé orphelins ses derniers fidèles désemparés par l’absence d’une représentation politique. Le sommet de cette frustration peut être daté de la protestation contre la loi travail au printemps 2016, où un mouvement d’assemblées lancé au départ par le journalisme militant a échappé très rapidement à ses initiateurs pour critiquer la représentation politique proprement dite, mais finalement sombrer dans les vieilles lunes syndicalistes et la célébration de la CGT. Deux ans plus tard, les gilets jaunes, éloignés du carcan métropolitain de Nuit Debout, auront fait preuve d’une tout autre conséquence en joignant le geste à la parole contre la représentation syndicale et surtout politique dont ils allaient « chercher chez elle » l’incarnation ultime, le pitre en chef, cette « tête de con ».

L’insurrection est un révélateur, une orgie de vérité à laquelle personne n’échappe dans son moment. Celle mineure des gilets jaunes a dit en actes ce qu’il fallait penser, en montrant ce qu’ils sont, des syndicats, des journalistes, des partis politiques, de l’État dit de droit, de la « démocratie » parlementaire. Ils ont révélé à tour de bras, selon l’antique méthode de vérification pratique, les mensonges dominants qui assurent la perpétuation de la domination. C’est leur plus grande et insupportable violence. On dira maintenant que ces mensonges étaient déjà sus. Mais la condition pour vivre dans la société qu’ils autorisent était de les faire siens, d’en rester au constat, de s’avouer impuissants à donner des conséquences à leur dénonciation. Par leur critique pratique, les gilets jaunes ont dit une chose simple : dorénavant, on ne mentira plus en paix. L’insurrection est un repère et tout retour en arrière est une trahison. Avec cette importune et crue vérité, la gauche ne peut que transiger, elle qui doit son existence d’alternative étatique à la conservation de ses petits mensonges qu’elle oppose aux plus gros de ses moins scrupuleux concurrents. Petits mensonges qui, comme chacun peut l’observer, se retrouvent dans la survie même de ses cadres intellectuels, que ce soit par exemple pour assurer leur carrière de chercheur universitaire, et on sait à quel prix, ou dans l’optimisation du futur de leur progéniture. La gauche et ses tenants ne nous disent qu’une chose en dernière instance : il faut améliorer tout ce qui est déjà là puisque nous en sommes. On a ainsi pu voir jusqu’aux extrêmes-gauchistes pro-GJ appeler désormais à voter pour un candidat que déjà les occupants anti-CPE de la Sorbonne en 2006 avaient dégagé sous les huées et qui était même persona non grata sur la place de la République lors de Nuit Debout en 2016, mouvement peu taxable d’extrémisme. Le « rien n’est possible » de la pensée structuraliste dominante dans l’université, cœur de cette usine à récupérateurs, et qui mène à la conclusion « donc votons », ne tient qu’à la condition que ces fichus pauvres sans diplômes, chiffres de statistiques sociologiques d’ordinaire, n’aient pas montré l’exact inverse dans les rues et que leur virus de renversement radical ne se soit pas exporté à la vitesse d’un feu de brousse à travers le monde aux frontières si supposément étanches et aux contextes si supposément divers.

Le devenir-monde des « insurrections arabes » en 2019 et depuis a confirmé ce que quelques rares observateurs avaient déjà pu signaler en 2011, à savoir qu’il ne s’agissait pas alors d’un problème lié à la particularité de ces dirigeants arabes dont il avait fallu faire le portrait médiatique d’anomalies dictatoriales d’un autre temps dégagées par l’aspiration au progrès démocratique occidental. Ce que nous dit 2019, dans la dizaine d’États concernés par des émeutes généralisées de longue haleine ou d’occupation endurante de l’espace public, c’est qu’il n’y a plus d’offre politique, telles qu’elles se présentent au géopoliticien comme autant d’options sur la carte de la domination gestionnaire, susceptible de répondre à l’insatisfaction mondiale, et que les différences idéologiques et politiques présupposées des classes dirigeantes dans le monde sont essentiellement fausses. Dans une authentique et internationale exécution du que se vayan todos, la gauche (Maduro, Ortega, Moreno, Morales) comme la droite (Piñera, Duque) ont été attaquées en Amérique latine, les mollahs iraniens comme leurs homologues d’Irak, le supposé triomphant État chinois comme le bouffon Trump rattrapé par une dynamique commencée sous le cool Obama, et la liste pourrait se poursuivre d’Haïti à la Guinée, du Liban au Soudan, et donc jusqu’à la si exemplaire démocratie française. On nous dira qu’il n’y a pas d’équivalence, on répondra que tous ceux-là ont tremblé pour leur poste face à la même négativité la plupart du temps émeutière dont les incendiaires de Santiago traduisaient ainsi l’irréductibilité : « Nous ne reviendrons pas à la normale car la normalité était le problème. »

Ce qui se joue depuis, c’est la relégitimation de la classe dirigeante grandement aidée par la pandémie et les mesures qu’elle lui a autorisées et dorénavant par la médiatisation centrale d’une guerre interétatique. L’heure est à la recomposition, dont l’exemple le plus significatif est celui du récupérateur en chef de la belle insurrection chilienne, le si normal Boric aux prises déjà avec des manifestants lucides sur sa fonction. La manœuvre est donc aussi effective en France à la faveur comme ailleurs du calendrier étatico-médiatique, enfin réimposé, divisant les pauvres suivant son marché électoral et satisfaisant ainsi le camp de gauche reconstitué autour du « vote utile », ce dégoûtant chantage fait au nom des « plus fragiles ». Tous les ensauvagés d’il y a quatre ans doivent donc revoir et renier leurs principes édictés à l’aune de leurs expériences collectives, et rentrer dans l’enclos reformé des oppositions spectaculaires dont personne ne saurait ignorer la troublante complémentarité. Nul ne saurait ignorer davantage le rôle fondamental de l’information dominante, cet intermédiaire sans légitimité, dans leurs mises en scène comme dans la séparation qui les conditionnent pour consacrer cette séparation dans son inévitable résultat pathologique de névroses identitaires en phobies de l’altérité.

Un tel travail aura été facilité par la division imposée lors des protestations contre les mesures autoritaires « exceptionnelles » prises au prétexte du virus COVID. Là encore, reprenant d’une même voix la calomnie médiatique, le paternalisme de gauche aura réduit des centaines de milliers de réfractaires à un ordre absurde à des complotistes plus ou moins néo-nazis. Seule aura été épargnée l’avant-garde guadeloupéenne, qu’aucun audacieux progressiste n’aura osé taxer de descendance du Troisième Reich. Lorsqu’au mois de février 2022 une résurgence des ambitions gilets jaunes proposera une montée nationale en convoi routier sur la capitale, toute la bonne pensée de gauche la caricaturera en monstruosité d’extrême droite, occultant ainsi sciemment que ces convoyeurs ne faisaient que rejoindre avec un temps de retard les émeutiers de Pointe-à-Pitre. Et face à cette pratique nouvelle, influencée par l’exemple canadien mais très différente dans son expression et son application puisque largement grossie par la province GJ, les derniers vestiges gilets jaunes de la capitale auront préféré maintenir leur pérégrination hebdomadaire sous escorte policière dans l’Est parisien plutôt que venir soutenir l’arrivée triomphale du convoi sur la place de l’Étoile. En l’espace de quatre ans, ces gilets jaunes d’aujourd’hui, qui marchent tous les samedis tels des somnambules avec des panneaux exhortant les passants à se réveiller, sont déjà devenus la CGT d’hier. Preuve supplémentaire que conserver la critique passée intacte, d’autant plus dans ses formulations inachevées, est déjà un moyen de la récupérer, comme le montrent plus exemplairement encore les alléchants programmes électoraux enrichis de RIC et de pouvoir d’achat.

Pour conclure ces quelques banalités, disons donc que tous les appels moraux à participer à la pitrerie électorale au nom d’une supposée responsabilité sont des insultes crachées à la gueule de tous les désintéressés qui ont pris part à la dernière grande révolte en France. Et s’il semblait jusqu’ici que cet affront resterait impuni, on ne pourra plus dire que c’est le cas. Chacun sait désormais, relativement à la « conjoncture », qu’on peut se fier, une fois n’est pas coutume, aux « conditions objectives » pour anticiper les soulèvements d’un futur proche, et les plus prévoyants s’y préparent, plus nombreux pour l’instant dans le camp de ceux qui souhaitent les désamorcer, les empêcher ou plus simplement les anéantir.

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