Durant la seconde quinzaine de février, trois insurrections sont en cours. Celles de Tunisie et d’Égypte, qui vont sous peu connaître leur premier coup d’arrêt, et celle de Libye, au summum de sa généralisation. Dans le même temps, les mouvements de révolte au Bahreïn et au Yémen sont à la fois en phase d’amplification et de radicalisation. Le vendredi 25 février, la simultanéité des fronts ouverts atteint son niveau maximal. Les émeutiers se battent dans le centre de Tunis, la désormais ample mobilisation yéménite s’enflamme dans les rues d’Aden, les révoltés des quartiers de Tripoli tentent de prendre le centre de la capitale, les manifestants du Bahreïn convergent en nombre pour affirmer leur volonté clarifiée de dégager le régime. Un parti, au sens éminemment historique, apparaît là au grand jour. Sans chefs, sans encadrement, au-delà de toute résolution par la réforme et refusant tout dialogue avec les pouvoirs en place. Une communauté temporelle avance ainsi dans chaque État sous les colifichets des communautés nationales. Et dans cette même séquence, la révolte n’en finit pas de se propager. D’autres fronts s’ouvrent.
Un parti apparaît au grand jour, mais c’est encore pour une bonne part le grand jour médiatique, une lumière artificielle. Comme vecteur de la visibilité, l’information dominante joue un rôle fondamental et ambivalent. Si elle contribue à la propagation, quoiqu’encore concurrencée dans ce domaine par des formes de communication auxquelles on ne peut tout à fait l’identifier, elle est aussi la principale force capable de l’endiguer. Car ce qu’elle véhicule est d’abord sa propre représentation partisane, parti pris d’autant plus efficace qu’il demeure à couvert, autorisant par le monopole de la publicité et l’appropriation interprétative une version officielle des événements pour le monde, jasmin et Tahrir. Image à partir de laquelle se produisent des effets d’imitation sans négativité pratique, particulièrement pour des visées réformistes d’oppositions politiques qui n’en perçoivent donc qu’une aubaine pour mobiliser dans leur propre pays au-delà de leurs troupes habituelles. D’autre part, l’information dominante a déjà délimité de l’extérieur la propagation géographique par son appellation « printemps arabe », définition qui sous ses airs innocents définit les causes et impose les buts. À travers cette déformation idéologique agissant comme une dépossession de ses acteurs principaux, la révolte comme renversement de dictateurs et non encore comme « crise » apparaît en partie sous un jour positif, apte donc à faire des émules. Les informateurs formulent encore des hypothèses d’extension à d’autres États, leur théorie « des dominos » suivant le storytelling d’une chute en série des « dictatures », mais commencent d’osciller entre enthousiasme démocratiste béat et anxieuse inquiétude à propos d’autres hypothèses évoquées non sans complaisance revancharde, celles d’une percée islamiste et d’une « instabilité » régionale. En février 2011, ils ne peuvent encore s’appuyer sur une défaite des insurrections en cours susceptible de décourager de nouveaux candidats au renversement d’autres régimes. Ce qu’ils commenceront de faire au cours de la guerre civile libyenne et qu’ils finaliseront avec la boucherie syrienne. Pour l’instant, ils cherchent toujours la pédale de frein. Durant la seconde quinzaine du mois de février, il se produit un phénomène insolite, la profusion de révoltes crée un effet de saturation dans l’information. Pris de vitesse, les médias sont contraints d’établir chaque jour un compte rendu heure par heure de ce qui a lieu et ce récit brut suffit quasiment à lui seul à remplir leurs éditions quotidiennes. Dans le moment de cet entre-deux et avec la place qu’il leur reste, les spécialistes qu’ils convoquent assurent, à propos des États dont ils ont la charge et l’expertise, que la situation y est bien différente de celle, odieuse, des régimes tunisiens et égyptiens dont la chute doit désormais passer pour normale et justifiée, dans l’ordre des choses et dans le sens du progrès. Tel ou tel brillant analyste n’en avait-il pas après tout prédit, sur la base de profondes et sérieuses études économiques et démographiques, sinon l’inévitable au moins le fort probable avènement ? L’expert régional est essentiel, sous les traits d’un thérapeute qui ne conserve sa prééminence sur son patient qu’à la condition que celui-ci reste malade et couché. Il diagnostique son objet d’étude, liste ses symptômes, ses défaillances, évoluant au fil du temps de chômage en sécheresse, de patrimonialisme en déséquilibre tribal, prescrit les options gestionnaires pour désamorcer la crise éventuelle. Fatalité ici, impossibilité ailleurs. L’important est de nier l’inattendu de ce qui échappe alors à l’objectivation, nier la nouveauté telle qu’elle rompt dans sa dimension subjective la chaîne de causalité, comme le feront ensuite – ils sont payés pour ça – dans la longue période de répression contre-insurrectionnelle les géopoliticiens haut perchés réduisant l’événement à un simple « jeu » d’influence entre grandes puissances étatiques. Taire l’inattendu, c’est masquer l’absence totale de maîtrise, la prise au dépourvu, des dirigeants de ces puissances étatiques. Masquer leur grande crainte pour masquer l’élan qui la suscite et dont la plus grande qualité, si outrageante à l’époque des grands contrôles, est d’être imprévisible et autonome. L’offensive de l’hiver 2011 est une intervention insupportable pour l’accord général autour d’une soumission à ce qui est là, la violation d’un traité de paix sanctifiant le donné, l’être-là, auquel tous ceux qui pérorent de l’extérieur alors, journalistes, experts et dirigeants, se sont pliés en pariant sur son immuabilité. C’est plus globalement la position de l’observateur qu’elle attaque, tel qu’elle définit de plus en plus tyranniquement l’abdication comme modèle de rapport au monde, des néo-artistes aux néo-philosophes en passant par les néo-écologistes, celui d’un simple enregistrement des phénomènes, supposément indépendants de la pensée et sans plus même de lien entre eux, en guise d’ultime cul-de-sac positiviste d’un quotidiannisme réduit à son degré zéro.
De ce point de vue et davantage ailleurs que dans l’État où elle se produit, la chute de Moubarak, rampe de lancement de la propagation, est une brèche décisive. Pan d’impossible qui s’effondre. Révélation d’une fragilité. Réfutation de la vanité de la révolte. Négation du postulat d’un ordre implacable. Ascension subite des ambitions. Car, même à travers le filtre médiatique, ce qui s’est montré jusqu’alors, et s’affirme davantage avec les insurrections qui commencent juste, relève sans équivoque de la conflictualité historique dont la tentative de recouvrement par un supposé mouvement pacifique fleuri devient intenable, si ce n’est pour un public middleclass lointain et s’imaginant non concerné. Principalement celui satisfait de manifester et voter « librement ».
Du 18 au 28 février, dans une relative ou totale obscurité, les émeutiers de Djibouti, du Maroc, d’Irak, d’Oman et du Burkina Faso rejoignent l’offensive. C’est donc à la fois la simultanéité et la propagation qui sont alors à leur stade le plus avancé. Ces événements valent de ce point de vue là, considérant qu’ils participent d’un même assaut. Car pris isolément, aucun n’ouvrira sur une insurrection, exception faite du Burkina Faso, où elle interviendra trois ans plus tard. Les faits négatifs de Djibouti et d’Oman, États aux antipodes en apparence, sont très brefs, mais, signaux des plus instructifs quant à l’exaltante originalité du moment, ils surgissent sur des territoires où l’on ne se révoltait pas jusque-là. Les émeutes d’Algérie et du Maroc, fugitives elles aussi, contredisent les contrefaçons calquées sur la déformation médiatique des insurrections que tentent crapuleusement ou naïvement d’y implanter partis politiques et milieux associatifs. Les mouvements irakiens et burkinabés sont plus profonds. Inattendus et perturbants, ne collant pas avec l’interprétation qu’elle impose, la standard total view en cours de formation, l’information, ne sachant qu’en faire, les maintiendra à la marge ou les occultera. Pour l’heure, elle est focalisée sur la Libye, dont elle fait un spectacle quotidien.
Si, pour son image spectaculaire, l’information dominante englobe alors insurrections et émeutes dans un ensemble qu’elle nomme, leur attribuant une unité de l’extérieur par-dessus l’unité qu’elles dessinent d’elles-mêmes, c’est et ce sera toujours dans le maintien de leurs séparations nationales. Arabes ou non, la frontière les définit en dernière instance. Car ce que l’information montre, qu’elle parvient à saisir, ce sont, comme résultats, des « masses » rassemblées sur les places des capitales. Or ces masses, photogéniques car immobiles et apparaissant en plein jour, dites pacifiques car relativement passives, décorées des couleurs du drapeau et chantant l’hymne, suivent une critique entamée par les insurgés, entrent par une brèche que leur guerre à l’État a ouverte. Le vendredi 28 janvier, sommet des journées insurrectionnelles, quand des dizaines de milliers de personnes se battaient contre la police dans les rues des villes égyptiennes, la majorité des 80 millions d’Égyptiens était toujours chez elle. La communauté des pratiques et des actes par-delà les frontières montre comment ces insurgés-là ont bien plus à voir avec leurs homologues de Tunisie qu’avec l’ensemble de leurs « compatriotes ». Plusieurs désignations viendront bien nommer ces acteurs décisifs, « jeunes », « chebabs », « révolutionnaires », mais pour leur attribuer un simple rôle momentané qui servira à refouler ensuite, dans la masse nationale et la formulation middleclass, la critique qu’ils portent. Les entités abstraites « Tunisiens », « Égyptiens », « Libyens », « Yéménites » suggèrent le maintien d’éternelles identités a priori, indépendantes de l’histoire et non définies par des actes, faisant office de séparation à travers une représentation mentale pour laquelle la carte et ses frontières se substituent toujours au territoire. Leur meilleure réfutation alors consiste dans la manière dont les brûlantes idées issues des actes offensifs se jouent des frontières pour allumer d’autres consciences et embraser d’autres lieux.
Pour ce qui nous concerne, une telle extension de la révolte, dont nous relatons ici les extrémités, est une réjouissante nouvelle, la poursuite du dépassement inauguré à Suez. Les insurgés mènent un même débat, sous des formes différentes et par des chemins parallèles, ils se rejoignent dans leurs paroles, se font écho dans les actes, s’encouragent réciproquement, se revivifient par leurs audaces respectives, se répondent, encore séparés effectivement mais par la force de leurs enclos militaires. Les insurgés, comme on disait des prolétaires, n’ont pas de patrie. Dans leurs assauts conjugués sans être coordonnés, ils participent là où ils sont à une fragilisation d’un ordre qui n’est pas national. Il se profile un enjeu bien plus profond et bien plus menaçant que ce que la parole étatique internationale veut bien accorder et, de fait, ici et là, les concessions exceptionnelles de dirigeants réputés inflexibles, alors en partie sous l’incitation de leurs suzerains occidentaux, vont en témoigner. Dans ce présent-ci, des hypothèses éphémères se forment. Quel soutien possible des insurgés du Yémen à partir de Djibouti et d’Oman ? Quelle relance de l’insurrection tunisienne si les excentrés d’Algérie et du Maroc entrent, à nouveau pour les premiers, dans la danse ? Quel renversement de la standard total view si les dirigeants chiites sont à leur tour attaqués en Irak ? Quel effet sur les insurgés égyptiens, connaissant leurs premières défaites, si Tripoli tombe ?
L’inédite simultanéité suggère un vieux mythe anarchiste de la fin du XIXe siècle, ce « grand soir » qui ne sert plus depuis qu’à ridiculiser à l’avance des rêveries que personne n’oserait formuler sans rougir, celles d’un soulèvement planétaire à partir d’explosions concomitantes. Cette délirante hypothèse sans partisans fait son chemin toute seule à l’heure de la communication numérique mondialisée et de son immédiateté, à celle d’un stade achevé de l’unification du monde, quand chacun de ceux payés pour penser s’accorde pourtant à la modestie devant la pluralité des petits particularismes et dans l’adoration impuissante de la complexité. 2019 nous apprendra que c’est peut-être la voie la moins irréaliste, qu’elle n’était pas si loin. Ubique et nunc, synchronisation par effets de viralité, reconnaissance irréfutable d’un parti de l’histoire, médiation universelle à partir d’une irréversibilité pleinement endossée. Mais il est vrai qu’au moment où nous écrivons ces lignes, c’est même 2019 qu’il a fallu repousser au plus loin des mémoires, pour ce qu’il continuait de dessiner huit ans après ce premier aperçu : ce sont les pratiques qui font les communautés, définissant les divisions et les appartenances, dans la négation de toutes celles imposées et conditionnées par la passivité. Communautés qui n’en sont plus dès lors et surgissent comme sujets collectifs, condition première de l’accomplissement, la seconde et non moins fondamentale étant qu’ils se fondent.
Extrait du texte Hiver 2011, le commencement d’une époque disponible ici.